Au début du mois d’avril 2025 (du 4 au 10) aura lieu un jeûne d’une semaine dans le cadre d’un groupe que j’accompagne depuis plus de nombreuses années (voir ici) Ce groupe auquel vous êtes invités se réunit chaque soir pour un temps de partage, d’encouragement et de ressourcement spirituel.
Ecoutez cet enseignement ici, à partir de la minute 48.
Depuis fort longtemps, je réfléchis sur la place du jeûne dans la vie spirituelle. Le protestantisme l’avait évacué, contrairement à d’autres traditions chrétiennes. Dans l’Islam, il est même un des cinq piliers.
“Lorsque tu fais l’aumône (ou donne de l’argent à ceux qui sont dans le besoin) … lorsque tu pries…lorsque tu jeûnes”. C’est ainsi qu’est construit le passage de l’Évangile de Matthieu (Chap. 6) sur l’aumône, la prière et le jeûne. Pour Jésus, la vie spirituelle repose sur ces trois piliers. Ces piliers portent tout l’édifice du sermon sur la montagne. En effet ce passage sur l’aumône, la prière et le jeûne se situe exactement au centre du Sermon sur la montagne.
Le « triple commandement d’amour »
Ces trois piliers correspondent au triple commandement d’amour donné par Jésus :
– la prière : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force et de toute ta pensée. » Le premier commandement exprime notre relation avec Dieu.
– L’aumône : « Tu aimeras ton prochain… » Notre relation avec le prochain est exprimée par l’aumône.
– Le jeûne : « comme toi-même. » Le jeûne signifie notre relation avec nous-mêmes.
Sobriété, justice et piété
La même idée se trouve dans la triade « sobriété, justice et piété » dans la lettre à Tite : « Car elle s’est manifestée, la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes. Elle nous enseigne à renoncer à l’impiété et aux désirs de ce monde, pour que nous vivions dans le temps présent avec réserve, justice et piété, en attendant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ ». (Tite 2,11-13) La sobriété indique la relation avec soi-même, la justice celle avec notre prochain, la piété celle avec Dieu.
Les trois tentations de Satan
On retrouve encore ces trois piliers dans le récit des tentations de Jésus. Dans les trois tentations, le diable essaye de séduire Jésus en tordant le sens des trois relations fondamentales avec Dieu, avec l’autre et avec nous-mêmes.
– Le jeûne : Après 40 jours de jeûne, Jésus a faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es le Fils de Dieu, dis à ces pierres : « Changez-vous en pains ! » Le diable attaque Jésus dans sa faim, dans sa relation avec soi-même. Jésus répond que l’homme ne vivra pas de pain seulement mais de la parole de Dieu. (Luc 4,4)
– La prière : La deuxième tentation concerne la relation de Jésus avec la confiance en Dieu. Le diable l’invite à provoquer Dieu en se jetant du sommet du temple. Jésus y résiste en citant à nouveau l’Écriture sainte: « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c’est à lui seul que tu rendras un culte« . (4,8)
– L’aumône : La troisième tentation en est la perversion. Le diable montre toutes les richesses du monde à Jésus et lui promet de les lui donner s’il se met à genoux devant lui. Cette tentation exprime notre relation avec l’argent. Et notre relation avec l’argent signale notre relation avec notre prochain. Jésus y répond aussi par la Parole de Dieu : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » (4,12)
Les Pères de l’Église
Jésus nous appelle donc à prendre soin de nos relations avec Dieu, avec les autres et avec soi-même. Trois piliers de la vie spirituelle : l’aumône, la prière et le jeûne. On pourrait aussi parler des trois angles d’un triangle, qui sont Dieu, le prochain et moi-même. Donner de son argent à ceux qui sont dans le besoin exprime le mieux ma relation avec le prochain. Mais il existe, bien sûr, d’autres manières d’être en relation avec autrui. Prier exprime le mieux ma relation avec Dieu. Jeûner exprime symboliquement la relation avec moi-même.
Un Père de l’Église (Pierre Chrysologue, + 450) disait à ce sujet : « Prière, secours des malheureux, jeûne, ces trois choses n’en font qu’une ; l’âme de la prière, c’est le jeûne ; la vie du jeûne, c’est de secourir les malheureux. »
Pour les Pères, comme déjà pour l’Ancien Testament, le vrai jeûne suppose la miséricorde qui donne, le vrai jeûne nous ouvre à la prière. Il est une manière de confesser notre foi dans un Seigneur venu dans l’humilité. L’Église jeûne avec Jésus qui a jeûné, elle vit dans l’humilité avec lui pour être glorifiée avec lui.
Jeûne et partage
Dans la ligne du prophète Esaïe (chap 58), les Pères insistent que le vrai jeûne doit toujours être accompagné du partage et de la compassion :
« Notre jeûne a faim, il a soif notre jeûne, quand il ne se nourrit pas de bonté, quand il ne se désaltère pas de miséricorde. Il a froid notre jeûne, notre jeûne défaille quand la toison de l’aumône ne le couvre pas, quand le vêtement de la compassion ne l’enveloppe pas… Bref, ce que le corps est pour l’âme, la générosité en tient lieu pour le jeûne : quand l’âme se retire du corps, elle lui apporte la mort ; que la générosité s’éloigne du jeûne, c’est la mort du jeûne » dit encore Pierre Chrysologue.[1]
Également dans le judaïsme Rabbi Eléazar enseigne que « celui qui fait l’aumône en secret est plus grand que Moïse notre maître » (Baba Batra 6b).
Écoutons encore Pierre Chrysologue :
« Celui qui ne jeûne pas au profit d’un pauvre joue la comédie à Dieu. Le jeûneur qui ne fait pas l’aumône de son repas, mais le met en réserve, fournit la preuve qu’il jeûne par ambition personnelle et non pour le Christ. Si donc nous jeûnons, frères, mettons l’équivalent de nos repas dans la main d’un pauvre… Donne au pauvre, c’est un cadeau que tu te fais à toi-même. Tout ce que tu as donné à un pauvre, c’est toi qui le possèdes. Ce que tu ne lui as pas donné, un autre l’aura ».[2]
Dans la démarche du jeûne communautaire dans notre région (la première rencontre date de l’an 2000), nous vivons cette dimension du partage, d’une part dans la vie du groupe où nous pouvons nous encourager les uns les autres, et d’autre part en donnant à un projet d’entraide ce que nous aurons économisé en nous privant de repas pendant une semaine.
Je note aussi – et c’est important – qu’il est aussi possible de participer à ce groupe en pratiquant une diète, par exemple, en ne mangeant que de manière légère, pendant une semaine, des légumes, à l’image du prophète Daniel.
Vivre sous le regard d’un Père aimant.
Dans ces quelques versets du sermon sur la montagne, Jésus s’adresse à nous en disant de Dieu « ton Père » (6,4,6,18). Il ne parle pas aux seuls disciples, mais à la foule rassemblée autour de lui. Dieu est ton Père, comme il est le Père de Jésus.
Jésus désire nous introduire dans la relation de confiance qu’il a avec son Père. Tout le sermon sur la montagne nous parle d’une relation personnelle et intérieure possible avec ce très proche Père. Jésus invite à vivre sous son regard la vie spirituelle avec ses trois piliers. Il invite à bâtir ces piliers sans se préoccuper du jugement de l’homme. Il appelle à vivre sous le seul regard du Père.
Cette vie devant le Père nous invite à trois attitudes :
a. Vivre avec le cœur
Jésus invite à jeûner non pas de manière ostentatoire, mais avec le coeur, dans le secret. Il insiste aussi sur cet aspect du coeur pour la pratique de la prière et du don. Nous avons à tout vivre avec le coeur devant un Père qui nous aime et voit dans le secret.
Récemment, j’ai découvert un merveilleux commentaire de l’évangile de Matthieu par le moine Philémon de Gaza, de la première partie du 6e siècle, qui m’a mieux fait comprendre cela.
Il est touchant de savoir qu’à cette époque une vie chrétienne intense était vécue dans ce lieu aujourd’hui dévasté. Voici ce que ce moine a écrit au sujet de notre vie sous le regard de Dieu, notre Père plein d’amour, qui voit dans le secret de nos coeurs (Mat. 6,4,6,18).
« Mon Père, ta seule présence est pour moi un cadeau sans prix. Toi qui habites l’inaccessible, voilà que tu es venu chez moi, pour moi simplement. Te savoir ici avec moi maintenant me bouleverse.
Ton humble présence, ton humble amour de Père me bouleverse et m’émerveille. Toi que l’on ne peut nommer, toi dont le nom est si mystérieux que l’on ne peut le prononcer, Jésus m’a révélé que tu es mon Père et que je suis ton enfant. Tu es celui qui me connaît mieux que je ne me connais moi-même et qui m’aime plus que je ne t’aime, toi qui m’as formé et qui as posé sur moi ta main (Ps 139.5), toi qui as pris soin de moi dès le sein de ma mère (Ps 139.13). Tu as toujours été là pour accueillir ma prière, comme un père plein d’amour accueille la moindre parole de son enfant, mieux encore que mon père selon la chair n’a su le faire ».[3]
Voilà ce qui est important : tout faire avec le cœur, dans la conscience que le Père du ciel est là, plein d’amour, dans nos maisons et dans notre chambre et qu’il veut nous rencontrer dans un cœur à cœur.
« Jeûner et prier avec le cœur » sera d’ailleurs le thème de cette semaine de jeûne au mois d’avril.
J’aimerais vous partager mon expérience durant ces quelques soirées où nous nous retrouverons en ce groupe, à savoir que le jeûne intensifie la vie de prière et stimule notre solidarité.
Quelle révolution cela serait dans notre société si tous consacraient au moins une semaine durant l’année à vivre un jeûne ou une diète ! Cela résoudrait bien des problèmes de santé et de société, des injustices et des inégalités dans le monde.
Eh bien, nous pouvons modestement commencer dans notre paroisse en participant à ce groupe ou en créant d’autres groupes. Je pense en particulier aux jeunes de notre paroisse qui m’avaient dit leur intérêt. Je les encourage à créer un groupe où ils pourront faire cette expérience unique.
b. Réaliser que tout est grâce
On a attribué à Martin Luther de paroles qui résument la beauté de la vie chrétienne : « les pécheurs sont beaux parce qu’ils sont aimés, ils ne sont pas aimés parce qu’ils sont beaux ».
Ce qui signifie, concernant notre thème, que nous prions, partageons nos biens et jeûnons parce que nous sommes aimés de Dieu, non pas pour être aimés par lui.
C’est parce que je suis aimé de Dieu que je prends soin de ma relation avec lui, de ma relation avec autrui et que je prends soin de moi-même, de mon âme comme de mon corps.
Je ne le fais pas pour être approuvé des hommes. C’est pourquoi Jésus nous appelle à la discrétion, à ne pas chercher à être admirés pour nos actions de piété, de générosité ou de jeûne.
Non, nous sommes aimés immensément par un Père qui a démontré son amour en nous donnant son Fils et qui ne cesse de se tourner vers nous dans sa miséricorde. Il se tourne toujours à nouveau vers nous pour que nous nous tournions vers lui dans la prière et vers les autres.
Si nous vivons cela avec sincérité, notre Père nous donnera une récompense bien différente que l’éloge que nous pourrions recevoir des hommes: « Ton Père qui voit là dans le secret te rendra », dit-il à trois reprises » (Mat 6,4,6,18).
c. Le pardon au centre
Au centre du centre du Sermon sur la Montagne, il y a le Notre Père, avec l’insistance sur l’exigence du pardon. En effet, chez Matthieu, après avoir prié « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, Jésus ajoute : En effet, si vous pardonnez leurs fautes aux autres, votre Père qui est dans les cieux vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas aux autres, votre Père ne vous pardonnera pas vos fautes non plus. »
L’insistance sur le pardon est là pour bien nous faire comprendre que sans le pardon envers ceux qui nous ont blessés, rien n’a de la valeur, aucune pratique aussi religieuse soit-elle. Donner son argent aux pauvres, la prière et le jeûne doivent être accompagnés d’un désir de vivre en paix avec tous, d’ôter toute amertume dans notre cœur, de clarifier nos relations avec tous.
Conclusion sous forme d’invitation
C’est sur cet appel de Jésus au pardon et à la réconciliation que j’aimerais conclure cet enseignement sur ces trois piliers de la vie spirituelle.
Pour qu’un édifice tienne, il faut trois piliers.
Or, nous avons construit notre vie chrétienne sur les deux piliers de la prière et du partage. Nous avons mis de côté le jeûne.
Si nous désirons retrouver une nouvelle vigueur spirituelle, une vie chrétienne plus équilibrée et solide, je vous encourage à (re)découvrir la beauté du jeûne !
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[1] L’évangile selon Matthieu, commenté par les Pères. Textes choisis et introduits par A.-G. Hamman. Desclées de Brouwer, Paris, 1985, p. 59
[2] Ibid. p. 60s
[3] Le moine Philémon de Gaza médite l’Évangile de Matthieu. Daniel Bourguet, éd. Olivétan, Lyon, 2023, p. 63
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