Le don, une rencontre. Une réflexion tirée de l’Evangile sur l’aumône et la mendicité.

Depuis que le Grand Conseil de l’Etat de Vaud a voté une interdiction générale de la mendicité en septembre 2016, il ne manque pas de jour où cette délicate question est débattue. Cette décision radicale va-t-elle vraiment résoudre ce problème? Elle pose tant de questions au sujet de la dignité humaine, du sens du don et de l’aumône. Sans entrer dans le débat, je voudrais témoigner d’une rencontre et proposer quelques réflexions à la lumière de l’Evangile. 

 Il y a quelques années, j’ai fait une expérience qui ne cesse de me faire réfléchir.
C’était un samedi où je préparais la prédication du lendemain (les samedis d’un pasteur sont souvent consacrés à cet exercice particulier). Je méditais sur le passage de Paul, où il écrit : « Soyez bien d’accord entre vous: n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble » (Lettre aux Romains 12,6). J’ai alors réfléchi sur le thème de l’humilité comme chemin vers l’accord, la paix et l’unité. Une chose valable dans tous les domaines, non pas seulement dans l’Eglise.
J’ai été invité par la paroisse où j’habite, le Mont sur Lausanne. Et j’ai voulu proposer quelques exemples. Par quel genre d’humilité pourrions-nous nous laisser attirer ? M’est venue alors l’idée de dire à l’assemblée : « Et si à la sortie de cette église se trouve un mendiant, vous laisserez-vous attirer par lui » ? Mais j’ai repoussé rapidement cette idée. Tout à fait irréaliste : on n’a jamais vu à ce jour un mendiant à la sortie du culte de ce temple ! (Depuis lors, nous avons régulièrement un couple de Roms, qui sont d’ailleurs devenus mes amis).
Or le lendemain, à la sortie du temple, qui vois-je, appuyé contre le mur ? Un mendiant ! L’idée d’hier m’est revenue immédiatement à l’esprit. Ce jeune mendiant, c’était Dieu qui me l’envoyait, et il voulait me dire quelque chose à travers lui. Je l’ai invité alors à prendre l’apéritif et nous faisons connaissance. Il venait de Bulgarie et voulait y retourner le plus vite possible. En le quittant, je lui propose de revenir au culte du soir.
Le soir venu, il était là, attentif. J’avais parlé du non-jugement à partir de la parole de Jésus : « Moi je ne juge personne ». Un symbole a été alors proposé par l’équipe de préparation de ce culte pour signifier notre besoin d’être guéri de notre propension à juger autrui sur des critères extérieurs : un geste de « lavement des yeux ». Chacun était invité à recevoir un peu d’eau dans la paume de la main et à la mettre sur ses yeux. Et le jeune mendiant a fait également ce geste. A la fin de la rencontre, j’étais heureux de voir qu’un jeune du groupe des jeunes de la paroisse discutait avec lui.
Cette petite expérience m’habite à chaque fois que mon chemin croise un mendiant. Je ne peux plus rester indifférent, même si parfois je me sens terriblement démuni. Comment se comporter avec eux d’une manière qui soit digne de l’accueil du Christ, qui disait « Je ne rejetterai personne qui vient à moi » ? Cette question, la communauté de Sant’Egidio de Lausanne se l’est posée dans un courrier qu’elle a envoyé à ses amis peu de temps après cet épisode : « nous pensons que l’Evangile et l’histoire du christianisme nous enseignent à développer une autre attitude vis-à-vis des mendiants que de les tenir à distance. Parce que nous reconnaissons le visage du Christ dans celui du pauvre, un Christ pauvre, méprisé, rejeté », écrivait-elle. Je leur ai fait part de mon expérience. Ils m’ont alors invité à réfléchir avec eux et à participer à la rencontre de ce soir.
Ce épisode m’a fait réfléchir sur le regard. Quel est mon regard sur les mendiants ? Les voyons-nous ? Si ou comment ?

Quel est mon regard sur le mendiant ? Parcours biblique.
Dans nos villes, les gens sont pressés et ne voient pas celui qui tend la main et les cherche d’un regard insistant. Les personnes passent en hâte à côté de lui, sans le regarder en face, sans s’arrêter. Le mendiant est d’abord qui me regarde. Comment est-ce que je me laisse regarder par lui ?
Ce parcours visitera ce que les Ecritures disent sur le regard et se demandera comment Dieu et Jésus voient, comment nous sommes appelés à voir à la suite de Jésus, dans le temps de l’Esprit.

a) Dieu voit
Dans la Bible, la première affirmation sur Dieu est qu’il voit. « Dieu vit que tout ce qu’il a créé était bon », dit sa première page. Quand son peuple est exilé en Egypte, le texte inspiré dit : « J’ai vu la misère de mon peuple…oui je connais ses souffrances » (Ex. 3,7). Dire que Dieu voit le pauvre signifie qu’il l’aime et va intervenir en sa faveur.
Un texte très intéressant est celui d’Elie et la veuve de Sarepta (1 Rois 17,7-15). Elie est envoyé chez une jeune veuve et son fils unique. La veuve et l’enfant, la catégorie sociale la plus démunie de l’époque. Icône de tous les défavorisés, de tous les exclus et laissés pour compte dans l’Ecriture. Une icône aussi de la préférence de Dieu pour les plus pauvres ! Or le récit de cette rencontre est renversant. Elie demande du pain à la veuve, alors qu’elle vit dans un complet dénuement. Et elle lui donne ce qui lui reste. Elle prend ce risque qui lui sauvera la vie, car Dieu multipliera farine et huile. Dieu a agi à travers elle, une païenne. Est-ce que je crois que Dieu agit à travers le mendiant que je rencontre. Et n’est-ce pas justement en le rencontrant que je permet à Dieu d’agir ?
Dans ma rencontre avec les mendiants, ce récit me conduit non à me demander « qu’est-ce que je peux lui donner », mais « qu’est ce que je peux lui demander »…et « qu’est ce que Dieu veut me donner à travers cette rencontre » ?
La première chose que je fais lorsque je rencontre une personne qui mendie, c’est de lui demander son nom. En me le donnant, elle n’est plus anonyme et son nom entre dans ma prière. Une autre question est : « Qu’est ce que je peux faire pour vous » ? Jésus a posé cette question en rencontrant le mendiant aveugle Bartimée.

b) Jésus voit
Venons-en à l’Evangile, puisque notre soirée nous invite à réfléchir à sa lumière ! Jésus rencontre une quantité de mendiants. Pas seulement ceux qui lui tendent leur main, mais aussi tous les malades et les chercheurs de sens qui viennent à lui. Dans tous ces récits le contraste entre Jésus et ses disciples est grand. Jésus voit les mendiants, alors que ses disciples ne les voient pas et même les rabrouent. Il y a une lutte continuelle entre Jésus et ses disciples sur la manière de répondre aux sollicitations. Tout dans l’attitude de Jésus conduit à des rencontres concrètes, à découvrir des visages.
Un jour, alors qu’il se trouve sur le territoire de Tyr et Sidon, le Liban actuel, il est abordé par une femme qui lui demande de guérir son fils en criant « Maître, aide-moi, aie pitié de moi ! » Les disciples veulent l’en éloigner. Après une hésitation, Jésus l’accueille et dialogue avec elle et il est émerveillé par sa foi ! Dans cette rencontre, une femme, une païenne comme la veuve de Sarepta, a fait changer d’avis Jésus.
Rencontrer un mendiant, entrer en dialogue avec lui peut nous changer. Quand bien même cette personne est très différente de moi, d’une autre communauté, d’un autre pays, d’une autre religion. La question qui m’est posée à travers ce récit est : « suis-je capable de me laisser surprendre par quelqu’un de très différent ? Suis prêt à accueillir cet homme, cette femme, cet enfant déraciné, exilé, pauvre, humilié, à me laisser déplacer et étonner par eux, alors que mes racines sont bien plantées ?

c) Voir à la suite de Jésus.
En plus des récits, Jésus a enseigné la pratique de l’aumône. Aumône, ce mot un peu vieillot et déconsidéré – mais pourtant chargé de sens – est la transcriptin d’Elemosunè, qui signifie miséricorde en grec. Le premier a faire l’aumône-miséricorde est Dieu. Et le geste de bonté pour son frère est une imitation du geste miséricordieux de Dieu.
Dans le sermon sur la Montagne, Jésus fait de l’aumône avec le jeûne et la prière un des trois piliers de la vie spirituelle. Il y invite à imiter la miséricorde de Dieu en étant miséricordieux. De même l’apôtre Paul appelle par la suite à être généreux comme Jésus qui « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir de sa pauvreté ».
Dans ses paraboles, Jésus raconte des histoires de personnes riches qui ne voient pas le pauvre à leur côté. Le riche, qui fait bombance chaque jour, ne voit pas le pauvre Lazare qui croupit à sa porte. Dans la parabole du bon Samaritain, le prêtre et le lévite ne voient pas le blessé sur la route de Jéricho à Jérusalem. « Cette parabole, écrit Andréa Riccardi, reste la grande lumière évangélique pour illuminer l’existence. Elle décrit des gens pressés qui doivent se rendre au temple : ils connaissent déjà leur route et leur objectif et sont prisonniers de leurs responsabilités ou peut-être tout simplement de leur emploi du temps. … Ils ne reconnaissent pas celui qui est à côté d’eux ». Vient un Samaritain, qui ne détourne pas son regard, s’approche de lui, prend soin de lui et se souviendra de lui. « Va et fais de même », dit Jésus. L’attitude de cet homme est le paradigme de l’existence chrétienne.
Avant de raconter cette histoire, Jésus avait posé cette question à l’homme qui l’interpellait sur le sens de la loi : « Comment lis-tu ? » Cela reste la question fondamentale. Chaque rencontre avec un mendiant me la repose : « Comment est-ce que je lis et comprends les Ecritures » ? La méditation de ce texte m’invite à mettre les lunettes de la miséricorde et lire tous les textes à travers ces lunettes. Et ensuite à vivre la miséricorde dans chaque rencontre.

d) Voir dans le temps de l’Esprit
Je citerai un dernier récit biblique dans les Actes des apôtres. Celui de la rencontre de Pierre et de Jean avec le mendiant paralysé tout au début du livre. N’est-ce pas intéressant que le premier acte des apôtres après la Pentecôte est une rencontre avec un mendiant ? L’Esprit saint les envoie vers l’humanité souffrante. La Miséricorde se tourne vers la misère. Ce geste envers ce pauvre soutiendra la prédication apostolique qui suit.
Quand ils marchaient sur les chemins de Judée et de Galilée de long en large, ils ne voyaient pas les mendiants. Maintenant, les apôtres le voient et s’arrêtent, ils s’approchent de lui et lui parlent. Qu’est-ce qui a changé ? Pierre lui dit « Regarde-nous ». Remarquons le jeu des regards dans ce texte : le thème apparaît 4 fois. Il est trois de l’après-midi, l’heure de la mort de Jésus. Pierre lui dit : « je n’ai ni or, ni argent, mais ce que j’ai je te le donne : au nom de Jésus le Nazaréen, lève-toi et marche ». Que donner ? Pierre a donné ce qu’il avait. Il a tout quitté pour suivre Jésus, mais il a reçu en échange sa miséricorde et son autorité. Qu’est-il plus facile de dire « Regarde-nous » ou « Lève-toi et marche » ? « Lève-toi » : le même verbe est utilisé pour décrire la résurrection de Jésus ! Voir, s’arrêter, entrer en relation ne va pas de soi.
Avant les apôtres le croisaient tous les jours assis à cette porte, mais ils ne le voyaient pas. Pourquoi le voient-ils maintenant ? Les disciples ne voyaient pas cet homme, parce que ce n’était pas le moment. Mais après la Pentecôte, ils vivent dans le temps de l’Esprit. Nous vivons aussi dans ce temps, si nous sommes chrétiens. La question à me poser est alors quelle est ma relation à l’Esprit saint ? Là où il est présent, là est la liberté d’être attentif à ses impulsions. En croisant un mendiant, je me demande : « Que veut me dire l’Esprit saint dans ce regard qui me fixe » ?
Nous croisons beaucoup de personnes, mais souvent nous ne les voyons pas. Peut-être n’est-ce pas le temps ? Peut-être ne sommes-nous pas prêts à les rencontrer ? Mais je fais toujours à nouveau cette expérience, que si je vois et rencontre un mendiant dans la liberté de l’Esprit, mon union avec Dieu s’approfondit dans la prière.
Je me suis concentré sur la dimension interpersonnelle de ce « voir et rencontrer ». Mais il est évident qu’il a aussi une dimension communautaire et politique, à travers la diaconie de l’Eglise et l’action sociale. Mais je n’ai pas voulu développer cet aspect.
Oui, voir et rencontrer les mendiants n’est pas une perte de temps, mais c’est un don. J’intervertirais le titre de cette soirée : au lieu de « Le don, une rencontre », dire « la rencontre, un don ». Et ce don c’est Jésus lui-même, lui qui nous attend en eux : « Tout ce que vous avez fait au plus petit de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait » (Mat. 25).
Cependant si nous donnons, ce pas seulement du matériel. Une simple rencontre, un sourire, un moment de conversation suffisent pour créer un espace de don réciproque.
Je terminerai par cette histoire du patriarche Athénagoras. Celui-ci racontait que des gens simples venaient à son bureau : « quand ils venaient et que je leur demandais pourquoi ils étaient venus, ils répondaient dans leur langue : « pour se voir ». Par le fait de « se voir », il s’est créé dans mon cœur une philosophie, celle qui fait que j’aime tant le dialogue avec les hommes ». De cette manière, l’anonyme qui est à côté, le pauvre qui ne possède rien qui puisse m’être utile, la personne qui passe à côté de moi sans me connaître, acquièrent un nom, du sens, un espace dans ma vie. Ils sont reconnus et je les connais : « pour se voir » !


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