Luther et les juifs

Luther, les juifs et nos lieux de conversion

Cette année marque les 500 ans de la Réforme commencée par Martin Luther. Son recentrage sur l’Evangile de la grâce de Dieu a révolutionné l’Eglise en Occident. Mais cet Evangile n’a pas transformé son attitude envers les juifs, qu’il partageait avec son temps.

Une rencontre des Amitiés judéo-chrétiennes, à Lausanne, le 19 juillet 2017, a traité de ce sujet délciat avec le pasteur belge Luc Henrist, pasteur et auteur, membre des Amitiés judéo-chrétiennes de ce pays.  

« J’aimerais mettre en garde les chrétiens de ne pas mettre Luther sur un piédestal, avertit-il. Oui, s’il faut commémorer ce qu’il y a de bon chez lui, il faut être aussi conscient de ses obscurités ».

Se basant surtout le récent livre de Thomas Kaufmann, Les juifs de Luther (Labor et Fides, 2017), il montre l’évolution de l’attitude de Luther.

Dans son livre de 1523 « Que Jésus est juif de naissance », il reconnaît la position unique des juifs : « Nous, païens, sommes des beaux frères et des étrangers, eux sont des parents directs, des cousins et des frères de notre Seigneur ».

Toutefois, ce livre est apologétique : démontrer de manière irréfutable que le Christ est le Messie attendu. Son but n’est pas d’appeler les chrétiens à considérer les juifs comme leurs frères aînés.

Erasme a aussi prêché pour la conversion des juifs. Les amitiés judéo-chrétiennes n’existaient pas encore : c’était l’attitude de tous les chrétiens de l’époque.

Cependant Luther ira plus loin. En 1543, il écrit son pamphlet « Des juifs et de leurs mensonges », où il exprime des propos violents et haineux contre les juifs. Attitude qu’il a gardée jusqu’à sa mort. La dernière prédication de Luther était consacrée à l’expulsion des juifs !

Voici un petit échantillon de ce livre au sujet duquel L. Henrist dit : « Aucun écrit anti-sémite n’est aussi abject et violent que celui-ci » :

« Qu’on incendie leurs synagogues et qu’on recouvre de terre et ensevelisse ce qui refuse de brûler, afin que plus personne n’en voie la moindre trace pour toute l’éternité (…). Qu’on abatte et qu’on rase leurs maisons de la même façon, car ils y pratiquent exactement la même chose que dans leurs synagogues (…). Qu’on leur confisque tous les livres de prière et tous les exemplaires du Talmud (…). Qu’on interdise à leurs rabbins, sous peine de mort, de continuer à enseigner (…). Qu’on interdise aux juifs la libre cir­culation, car ils n’ont rien à faire sur le territoire (…). Qu’on leur confisque toute monnaie et tous bijoux en argent et en or (…) »

Et ce « Propos de table » : « Si un juif dont la conversion ne me paraîtrait pas sincère, venait solliciter de moi le baptême, je le mènerai sur un pont de l’Elbe, et je le précipiterai dans le fleuve avec une pierre au cou ; car ces mécréants nous insultent, nous et notre religion. » (« Propos de Table », Livre II – Chapitre IV : La Foi)

 

Les écrits ont des conséquences !

Je connaissais déjà ces écrits anti-sémites de Luther. Mais ce qui m’a le plus troublé et choqué a été de découvrir le lien entre les écrits de Luther et les idées des nazis. Voici quelques faits :

Les nazis ont célébré le 450e anniversaire de la naissance de Luther en novembre 1933 par une «Journée nationale allemande», où l’orateur principal a rendu hommage à la «mission ethnonationaliste» du réformateur et appelé à «l’achèvement de la Réforme dans le Troisième Reich». L’année suivante, ils ont fêté le 400e anniversaire de sa traduction innovatrice de la Bible en allemand pour «un peuple sain, dévoué envers les siens».

Martin Luther était né le 10 novembre 1483. La nuit de cristal eut lieu du 9 au 10 novembre 1938. Ce n’est pas un hasard ! Les nazis célébraient le Luthertag et faisaient de lui le premier Führer spirituel allemand.

Bernard Rust, ministre de l’éducation, a écrit que Luther et Hitler doivent être prononcés d’un même souffle. Theodor Fritsch publia un « Catéchisme des antisémites », imprimé à 300’000 exemplaires.

Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’à Nuremberg, en 1946, Julius Streicher, compagnon de toujours d’Hitler, ­directeur du journal anti­sémite Der Stürmer, ait pu déclarer que Luther aurait dû être sur le banc des accusés !

 

Un chemin de repentance

De nombreuses demandes de pardon ont été formulées au sujet de l’attitude de Luther contre les juifs, en particulier en Allemagne, où on est de plus en plus conscient qu’on ne peut célébrer le jubilé de la Réforme sans repentance.

Ainsi le document de la commisssion internationale catholique-luthérienne – « Du conflit à la communion » dit : « À cette occasion, les luthériens se souviendront aussi des jugements haineux et dégradants prononcés par Martin Luther contre les Juifs. Ils en sont honteux et les déplorent ». (Olivétan, Valence, 2014, §229).

Plusieurs études et colloques scientifiques ont eu lieu en 2016 pour étudier cette douloureuse zone d’ombre du réformateur.[1]

En Belgique, l’Eglise protestante de Belgique déclara qu’elle ne peut commémorer la Réforme sans rejeter formellement son antisemitisme.

Cependant L. Henrist regrette fort que les autorités de la ville de Wittenberg aient récemment refusé d’enlever la statue antisémite « Judensau » de l’Eglise paroissiale où Luther a exercé la plus grande partie de son ministère. Statue sur laquelle il a écrit avec complaisance.

« Le chemin de repentance envers notre frère aîné doit continuer. Luther a pu changer certaines choses, mais pas l’attitude des chrétiens envers les juifs », conclut L. Henrist qui vient de publier un livre : « L’échec de l’Eglise face aux juifs ».

Lionel Elkaim, le rabbin de la Communauté juive de Lausanne et du Canton de Vaud, a réagi par ces mots dans le débat qui a suivi cette conférence : « Cela me plonge dans une grande tristesse. Il faut regarder en avant, certes, mais ne pas oublier le passé. Il faut surtout célébrer les tentatives de rapprochement et apprendre des mouvements de dialogue. Chez nous, juifs, on n’est pas assez conscient du défi du dialogue. Mais cela va venir ».

  

Nos lieux de conversion

Quelles réflexions suscitent en moi cette tragique dérive de Luther?

La première de 95 thèses de Luther, la plus importante, appelle à une conversion permanente : « En disant : Faites pénitence (Matthieu 4:17), notre Maître et Seigneur Jésus-Christ a voulu que la vie entière des fidèles fût une pénitence. »

La repentance signifie pour lui un changement de cœur grâce à la force de l’Esprit donné à celui qui croit en l’Evangile. Et c’est chaque jour qu’elle doit s’exercer. Mais il apparaît que Luther est resté imperméable à l’Evangile en ce qui concerne sa relation avec les juifs.

Son attitude montre qu’en fait il a tordu le sens de l’Evangile, puissance de salut « pour le juif d’abord, mais aussi pour le non-juif » (Romains 1,16). Dans l’Evangile du Messie, Juifs et non-Juifs sont devenus un même organisme vivant (Romains 12: 5 et 1 Corinthiens 12: 27). Ils sont appelés à « s’accueillir les uns les autres comme le Messie les a accueillis » (Romains 15,7) parce qu’ils ont été « réconciliés l’un et l’autre avec Dieu par le moyen de la croix » (Ephésiens 3,16). 

Dans ses écrits sur les juifs, Luther a été aveuglé par les idées de la société de son temps. Cela nous pose la question : dans les pressions culturelles et idéologiques des sociétés dans lesquelles nous vivons, quelles sont nos zones d’ombre que l’Evangile doit encore illuminer ?

« Il n’est pas admissible d’avoir une relation naïve à Luther », affirme avec raison Thomas Kaufmann. Il ne s’agit pas seulement de critiquer Luther, mais il faut aussi se demander quels sont nos lieux de conversion aujourd’hui pour que l’Evangile de la grâce et de la réconciliation suive son cours.

Martin Hoegger

 

[1] Voir les recensions : « Les réformateurs face au judaïsme », Protestinfo,  31.1.2017 ; « Selon un évêque luthérien, vénérer aveuglément Luther serait une négligence », Protestinfo, 6.11.2017 ; « Les protestants allemands renoncent officiellement à convertir les juifs », Protestinfo, 30.11.2016

Image : Première page du pamphlet de Luther publié en 1543 : « Des juifs et leurs mensonges » 


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